Lettre à un jeune homme à Antibes

\ »Le monde est beau, et hors de lui, point de salut. » Noces (Albert Camus)

Je ne m’attendais pas à ça quand je suis venue vivre ici, à La Rochelle. Ce n’est pas vous, c’est plutôt moi et eux. Quand j’ai pris cet appartement, je m’imaginais en train de suivre ma routine journalière, comme vous la connaissez. J’ai fait mes valises et je suis venue. Mais ils sont arrivés avant moi. Le premier est apparu pas longtemps après mon débarquement en France, juste avant d’émmènager. C’était à Paris, chez vous. J’ai ressenti les premières arcades après avoir préparé des pâtes à la bolognaise, j’ai essayé de l’éviter mais il a forcé. Ainsi, j’ai vomi un premier lapin. Il était tout petit, encore mouillé et frémissant de froid, malgré la chaleur reignante au mois de juillet. Je l’ai pris avec soin et je l’ai caché dans mon sac à main, dans une poche que je résèrve à cet effet.

D’habitude, quand je vomis un petit lapin, comme je vous le raconte, je le garde chez moi et je le nourri avec de la luzerne, jusqu’à qu’ils grandissent assez pour les donner en guise de cadeau à quelqu’un. J’ai bien pris soin de vous éviter une rencontre avec ces petits êtres, personne ne connaît ce trait à moi.

Le premier jour à La Rochelle, juste avant de me coucher, j’en ai vomi un deuxième. C’était tout à fait normal, ces nausées arrivent en moyenne deux fois par mois. Là, j’ai dû improviser un espace de couchage pour lui et son frère aîné, dans un tiroir de la commode. Le lendemain, je suis allée leur chercher de quoi manger, il sont toujours affamés les premiers jours !

La vie à La Rochelle était assez solitaire au début. Ayant troqué une capitale pour une petite ville de la côte ouest française, tout était nouveau, même les horaires. Je ne pouvais plus me permettre des dîners tardifs achetés à la dernière minute, ni faire les courses un dimanche soir. Vers septembre, mois de la rentrée, j’ai fait encore un autre épisode. Cette fois-ci, il était couleur chataîgne. Je me suis rendue compte du fait que, nouvelle en ville, je ne connaissais personne à qui donner ces lapins. Ils étaient déjà trois à la maison et je ne pouvais pas me débarrasser d’eux ! Moins d’une semaine après, j’ai fait un autre lapin. Ils étaient déjà quatre dans le même tiroir. Pendant la journée, puisque j’étais en cours à l’école, je devais fermer le tiroir à clé, afin d’éviter que les meubles de l’appartement subissent des dégâts. Eh oui, ils sont malins ! J’ai pris cette décision quand, un soir en rentrant de cours, j’ai vu mon tableau de nature morte rongé jusqu’au cadre. J’avais travaillé sur ce tableau pendant trois jours sans repos, et hélas, il était irrécupérable !

Mes lapins son malins et aussi très exigeants. Pendant la nuit, d’habitude je travaille sur un livre ou je reprends une esquisse de tableau. Cependant, rares sont les moments où je peux me dédier à ces missions sans être importunée par leurs dégâts dans un coin de l’appartement. Je dois donc les surveiller jusqu’à qu’ils s’endorment, vers quatre heures du matin. J’ai pris donc des loisirs qui demandaient moins de concentration, comme regarder la télévision ou tricoter. Ils n’étaient plus quatre maintenant, mais six. J’ai réduit les visites, occassionnelles, de mes amis pour donner à ces lapins la liberté de courir en liberté, j’espérais qu’ils se fatiguent plus tôt.

Souvent, je pense qu’ils communiquent entre eux. Je les vois courir l’un derrière l’autre, s’arrêter, se regarder, et changer de direction ou de sens. Ils sont malins, ils discutent de la meilleure façon de provoquer une fuite d’eau au WC. Je trouvais des bons prétextes pour éviter les visites : maladie, boulot, médecin… Les lapins étaient les maîtres de la maison, vous vous souvenez du vase sur la bibliothèque ? Ils l’ont cassé il y a un an, vers juin, pendant que je me faisais à manger. Aïe, que j’ai mis du temps à le réparer ! Ils avaient composé une sorte d’échelle jusqu’à la dernière étagère de la bibliothèque. Je n’avais même pas fini de faire revenir mes onions que j’ai entendu soudainement la porcelaine en mille morceaux. Le commerçant m’a vendu une colle allemande, il m’a rassuré en me disant qu’elle ferait l’affaire. Avec une patiente digne d’un saint j’ai reconstitué le vase en une soirée.

J’ai regardé mon bureau, des toiles sans finir, des cadres rognés, des études en fusain… Dernièrement, j’avais commencé une étude litéraire sur Cortázar, je rédige une critique en même temps pour un magazine argentin. Si seulement les maudits lapins n’avaient pas eu l’idée de chier dessus…

Comme vous l’aurez supposé, j’ai dû arrêter les études afin de combattre ces êtres du danger qu’ils représentaient. Courant octobre, ils étaient déjà quinze. Cela ne faisait qu’empirer. Maintenant ils dorment dans tous les tiroirs de la commode. Lorsque je les nourris, ils se jettent sur moi, sur mes cuisses, mes pieds, ils grimpent jusqu’à mes épaules…. ils s’y attachent comme si leur vie en dépendait. Rarement je peux reprendre le contrôle et leur ordonner d’aller se coucher. Dans ces cas, je dois monter sur un tabouret et allumer mon briquet pour leur faire peur. Tel comportement n’est pas facile à assumer, notamment quand une dizaine de petits lapins de toutes les formes et couleurs vous fixent du regard. Cela me fait mal au coeur, mon jeune homme, je suis une personne assez sensible, et ces petits le savent bien, ils m’ont accompagné toute ma vie. Ils savent que je ne serais pas capable de leur faire du mal, et malheureusement ils exploitent ce défaut.

Des fois, j’aime croire que c’est moi qui les regarde et qui sait ce qu’ils vont faire. En fait, c’est l’inverse ce qui se passe. Puisque je n’arrive plus à me débarrasser d’eux, ils parviennent à connaître aussi mes habitudes : ils savent à quelle heure je me réveille et ce que je prends comme petit déjeuner (du müesli) pour en piquer eux-mêmes. Ils savent où je laisse mes travaux en cours pour les attaquer. Ils savent aussi que je suis un peu maniaque par rapport à l’était de mes draps de lit, et en profitent pour y laisser leurs traces de soirées…

Mais encore, ce n’est pas vous, jeune homme, qui est à l’origine de leur naissance, loin de ça. Je suis convaincue de qu’il s’agit d’une mauvaise gestion démographique. L’aîné aura bientôt deux ans. Heureusement qu’ils ne se reproduisent plus, sinon je crains la commode ne sera plus un dortoir confortable. J’ai essayé d’entamer un dialogue amicale avec lui, afin que les suivants je ressortent que dans 5 ans, au moins. Il m’a regardé avec ses grands yeux noirs, s’est mis sur des deux pattes et il a dit : « Non ».

Ils sont vingt-et-un déjà. Je ne prends plus le soin de leur préparer un couchage. L’apparement entier est à leur disposition. Moi, je suis plus un élément de décoration dynamique que leur gardienne. Jeune homme, vous savez qu’il est déjà cinq heures du matin, c’est enfin le moment où je peux finir cette lettre et vous expliquer la raison de mes absences à Paris. Je n’attendrai plus le vingt-deuxième, car il n’y a plus de place dans ce petit studio.

Il est tout petit et noir. Je l’ai vomi à la cuisine, pendant que je cherchais de quoi grignoter. Je l’ai tenu dans ma main, et j’ai vu ses frères réunis. Ils me regardent tous, et lui aussi. Rassemblés autour de moi, j’ai vite compris leur message. Je vous l’avais dit, des fois je crois qu’ils communiquent entre eux.

Encore une fois, ne vous inquiétez pas de mes absences. J’ai déjà envoyé un remplaçant à Boulogne-Billancourt, il arrive dans le train de vingt heures trente sept. Si vous êtes la seule personne à qui j’écris cette lettre, c’est pour m’excuser de ne pas vous avoir écrit auparavant, et pour que vous appeliez les sécours aussi, je ne crois pas que les vacanciers reconnaitront le corps qui flotte entre les deux tours de La Rochelle.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *